Points de vue - Concertation rétention 201620 avril 2016 | Le contexte : petit rappel historiqueLa Cimade intervient dans les centres de rétention depuis
leur création en 1984 en vue d’accompagner les personnes enfermées dans
l’exercice de leurs droits. Cette mission juridique se double d’un important
travail de témoignage pouvant prendre diverses formes (rapports, communications
publiques, actions de sensibilisation…)
Initialement la seule association intervenante, elle n’est plus présente aujourd’hui que dans 9 centres de rétention (sur les 26 existants). En effet, depuis 2009 d’autres associations ont postulé au marché public qui régit cette mission. Cette « mise en concurrence », instaurée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, a eu pour conséquence de détériorer les conditions financières et matérielles d’intervention de La Cimade, et du même coup de diminuer, dans certains centres, ses capacités à mener la mission de témoignage qu’elle s’est donnée. Par ailleurs, la mission de La Cimade en rétention représente un enjeu important pour l’équilibre financier de l’association. C’est pourquoi le renouvellement de ce marché public en 2012 et en 2013 a fait l’objet d’une concertation interne au sein de La Cimade, sur la nécessité ou pas de postuler à ce nouveau marché et dans l’affirmative, sur les conditions nécessaires au maintien de son intervention. Les conséquences financières d'un retrait de ce marché public étant par ailleurs importantes pour l'association. Cette concertation a été l'objet d'un vote en l’assemblée générale. Le marché en cours (2014-2016) s’achevant à la fin de l’année, La Cimade lance une nouvelle concertation, dans le but de se positionner sur l’appel d’offres à venir. Dans le cadre de cette concertation, nous donnons ici la parole à Julie et à Pauline, intervenantes en rétention, qui nous font part de leur point de vue « de l’intérieur ». (Attention : leurs positions sont personnelles et ne reflètent pas celles de toute leur équipe ou de tous les intervenants en CRA !). L’ensemble des contributions des intervenants et des régions sont en ligne sur l’extranet, rubrique « Consultation 2016 ». En plus de ces contributions, un bilan national du marché sera diffusé très largement. Il a été élaboré en concertation avec les équipes en rétention et des représentants des régions. Julie Béraud, intervenante au CRA du Mesnil-Amelot (Ile de France)« Cela fait un an et demi que je travaille au CRA. Je ne suis donc pas très ancienne mais j’ai quand même eu le temps de me faire un avis sur la place de La Cimade en rétention. Les missions d’un intervenant en CRA se divisent en deux volets : il y a d’une part tout le travail d’accompagnement juridique des personnes retenues, et de l’autre, les missions autour du témoignage, de la communication et de la sensibilisation. Ce que nous constatons, c’est qu’il est de plus en plus difficile pour nous de mener à bien ce 2ème volet car nous avons de moins en moins de temps en dehors du CRA pour mener ces activités. En effet le marché nous impose un certain volume horaire à effectuer au sein du centre, et ce volume augmente à chaque nouveau marché : il devient de plus en plus dur de consacrer du temps à autre chose. Par ailleurs, sur le volet juridique, nous avons le sentiment que le contentieux devient de plus en plus important et que notre marge de manœuvre avec les préfectures s’amenuise. Mes collègues me disent qu’avant, il leur arrivait de passer un coup de fil à la préfecture, d’envoyer des pièces justificatives par fax et que ça suffise pour que la personne retenue à tort soit libérée. Aujourd’hui, il est rare que ça se passe ainsi : il faut presque toujours aller devant le juge, et les recours sont toujours plus étoffés et complexes. J’ai le sentiment d’un effet pervers dans notre mission : plus nous allons loin sur le plan juridique, plus nous nous donnons de mal, et plus la préfecture et les juridictions deviennent exigeantes et cherchent le détail qui coince. Il faut savoir que normalement, les personnes retenues sont supposées pouvoir s’en sortir sans nous. Elles doivent pouvoir aller voir le greffe pour faire un recours, ou faire appel à un avocat. Mais dans les faits, c’est devenu très difficile pour elles de faire respecter leurs droits en notre absence et ça aussi, c’est un effet pervers ! Au final, j’ai l’impression que notre présence dans les CRA est instrumentalisée : par les préfectures, par les juridictions, par l’état qui nous demande d’être là… Ça me questionne beaucoup. En théorie, La Cimade veut être en rétention pour dénoncer ce qui s’y passe, et prône la fermeture des centres. Mais dans les faits, nous sommes happés par le contentieux juridique et le temps pour communiquer est de plus en plus réduit. Et surtout, on voit bien que les résultats ne vont pas dans notre sens : l’enfermement des étrangers n’est absolument pas remis en cause aujourd’hui. Alors si notre présence ne nous permet pas de faire bouger les choses et d’atteindre notre objectif : à quoi bon ? Et est-ce qu’il n’y aurait pas d’autres façons d’aider les personnes et de dénoncer l’enfermement, sans être un rouage du système ? Au sein de l’équipe du Mesnil-Amelot nous ne sommes pas tous unanimes, mais mon avis à moi, c’est que si La Cimade sortait du marché rétention, ce serait finalement plus cohérent. Bien sûr, être présents dans les centres nous permet d’avoir des données chiffrées, des exemples… mais notre capacité de nuisance s’affaiblit au fil des marchés, plus ça va plus La Cimade peine à se faire entendre. Et je crains que cela n’aille en empirant. » Pauline Râï, intervenante au CRA de Guyane![]() « Depuis la mise en place du nouveau marché en 2013, nos conditions d’intervention au CRA de Guyane se sont nettement dégradées. Cette dégradation est liée principalement à l’augmentation du nombre d’heures de présence obligatoire dans le CRA - alors que dans le même temps le nombre de retenus a diminué. Du coup, en tant que salariés, nous nous retrouvons souvent obligés de rester au CRA juste pour « remplir nos heures », alors que nous n’avons pas de travail qui nécessite notre présence sur place. Aujourd’hui par exemple, il n’y a qu’un seul retenu, le rencontrer et traiter son dossier ne me prendra pas plus de 30 ou 45 minutes, mais je suis contrainte par le marché de rester sur place pendant 8 heures ! C’est très difficile pour nous de développer des actions « hors-CRA » tout en passant notre journée enfermés dans le petit bureau du centre. Nous arrivons tout de même à faire du témoignage par le biais de l’écrit, mais il y aurait tellement d’autres choses à penser pour sensibiliser la population guyanaise ! C’est très frustrant de ne pas pouvoir agir à cause des règles absurdes du marché. En ce qui concerne les droits des personnes retenues, le fait que le nombre de placements diminue est évidemment une chose positive. Par ailleurs, je trouve que pas mal d’améliorations ont été obtenues ces dernières années en Guyane, en grande partie grâce à La Cimade et à sa présence au CRA. On peut citer par exemple la suppression de « la cage », comme nous l’appelons : de 2012 à 2013, les personnes dont le départ était prévu dans la journée étaient gardées dès le petit matin dans la cour intérieure du CRA, sans accès ni à l’eau, ni aux sanitaires, ni au téléphone, et sans pouvoir avoir de contact avec les intervenants de La Cimade. A force d’interpellation de différents acteurs (JLD, défenseur des droits, préfecture…) nous avons fini par obtenir la fin de cette pratique, ce qui nous permet de pouvoir parler aux personnes et intervenir jusqu’au dernier moment. Nous avons aussi réussi à mettre fin à l’éloignement des ressortissants tiers vers le Suriname (jusqu’à l’année dernière, les ressortissants chinois et guyaniens étaient envoyés au Suriname en toute illégalité !). Mais en parallèle, de graves lacunes persistent : par exemple l’enfermement de personnes protégées contre l’éloignement, ou encore l’éloignement très rapide des personnes avant qu’elles n’aient eu le temps de voir un juge. Une particularité du CRA de Guyane, c’est qu’il y a une relative stabilité dans l’équipe des intervenants, et aussi dans celle du CRA : le chef de centre est en poste depuis 5 ans. Du coup, petit à petit, nous avons mis en place des relations et un fonctionnement qui marchent relativement bien. C’est une situation à double tranchant : d’un côté, on peut avoir la crainte de s’endormir un peu, de perdre de notre acuité et de notre vigilance. Et d’un autre côté, je me demande ce qu’il adviendrait de ce que nous avons construit si nous partions l’année prochaine et qu’une autre association prenait le relais. Est-ce que tout repartirait à zéro, et surtout quelles seraient les conséquences pour les personnes enfermées ? Car finalement c’est là la question la plus importante. Au final, ma position à moi, c'est qu'il est important que nous poursuivions notre action en rétention mais qu'il faut que nos conditions d'intervention changent. En Guyane, la priorité serait d'obtenir l'assouplissement de notre temps de présence : être autorisés à sortir du CRA quand nous avons fini de rencontrer les personnes retenues au centre, et ainsi pouvoir mettre en place plus de projets de témoignage et de sensibilisation qui donnent du sens à notre action. » |